jeudi 22 février 2024

Les instances

"L'autre monde et les preuves matérielles, les spirites qui se croient utiles à la foi. Et enfin, si le diable est prouvé, Dieu, est-ce que ça le prouve ?" *

La question n'aurait pas déplu à Gainsbourg qui, jusqu'à son dernier souffle et jusqu'en son hôtel de Vézelay où il n'expira pas, mais passa le jour d'avant sans entrer dans la basilique, croyait au diable et pas en Dieu, à mon indignation extrême.

"L'autre monde et les preuves matérielles." "Quelqu'un aurait beau remonter de chez les morts, vous ne le croiriez pas", dit le pauvre Lazare au mauvais riche par la bouche de Jésus. Et Jésus en a fait les frais: Il est ressuscité, mais on ne le croit pas, sauf à ce qu'Il se dise puissance de résurrection.

"Le diable est très à la mode", dit le diable du cauchemar d'yvan Karamazov aux petites marchandes qui lui vendent des fioles pour le guérir de ses rhumatismes et autres infections dues au gel des esprits.

Le diable est un pique-assiette aimable toujours prêt à entamer la conversation si le propriétaire de la conscience délaisse ses angoisses ("Dieu veille sur les angoissés") pour lui donner licence de le divertir.

"On m’a fixé de nier alors que je suis réellement gentil et que je ne suis pas du tout capable de nier." Moi non plus, mais j'ai l'esprit de contradiction à couper au couteau tous les cheveux en quatre jusqu'à les écarteler et les faire tirer par quatre chevaux.

"J’ai beau être ton hallucination, comme dans un cauchemar, dit le diable, je dis des choses originales, des choses qui ne t’étaient jamais venues à l’idée et donc ce n’est pas du tout que je répète tes pensées et malgré ça, je ne suis que ton cauchemar."

Tout de même, il y a quelque chose qui cloche, un télescopage sémantique, si le diable est symbolique. Car le symbole unit et le diable divise. Le symbole est le contraire du diabolos.

Et tout de même, le diable est symbolique. Comme les fantômes, il n'existe pas. Mais ça crée un télescopage sémantique, une distorsion entre le mot et la chose, ça tend leur monde commun alors qu'au terme des recherches de Saussure, l'arbitraire du signe débouche sur les anagrammes, où tout est récapitulé, du sens qu'ont les choses signifiées par les signes arbitraires. #ÉtienneKlein ne cesse d'en faire la démonstration dans ses "Anagrammes renversantes".

Mais le diable est symbolique. Enfer et damnation! Si le diable est symbolique, il cesse d'y avoir coïncidence entre les signes et le sens, et le langage ne cesse de rêver à la coïncidence, mais seul cette distorsion lui est donnée, cette disjonction dans le réel entre le matériel et le néant, dans cette langue des signes intraduisible malgré l'Esprit de Pentecôte, dans cette langue des signe que ce n'est pas le diable qui a embrouillé, langue des signes à qui n'est pas donné le bonheur de la traduction, mais seulement les champs magnétiques et les désordres de la synchronicité.

Le brouillage des langues arrivé dans l'échafaudage de la tour de Babel -bien que les langues soient données avant d'être brouillées -et soient données sans don des langues- déréalise le rêve du langage de coïncider avec le réel comme le fait le Verbe, qui le construit. Le Verbe est l'arbre de vie dans le dos du réel. Il en est la colonne vertébrale.

Le diable est symbolique, dans une réunion malencontreuse qui, par rencontre, pourrait faire croire que Dieu le soit aussi.

Mais Dieu ne peut pas l'être, Dieu ne peut pas être symbolique. Car Dieu me soulève au-dedans de moi pour me faire voir les phénomènes et me donner, non l'illusion, l'énergie d'arrêter les orages et d'apaiser les tempêtes en me faisant obéir du vent.

Dieu a mis le ciel en mon âme et me soulève au-dedans de moi, depuis la zone où je rampe pour penser en croyant que je suis.

Je crois savoir, je crois que je ne sais pas, je sais que je ne crois pas, je ne crois pas que je sais, je ne sais pas si je crois...

L'esprit du panantéisme me souffle de demander à Dieu qui est le dynamisme créateur que monte en moi l'Esprit pour ressembler au Christ qui est puissance de résurrection sans que résurrection soit puissance, sans qu'on doive ne s'emparer de la puissance de sa résurrection que pour guérir les hommes qui mourront guéris.

* Dostoïevski, "les Frères Karamazov",livre XI, "le Diable et le cauchemar d'Yvan Karamazov". 

mardi 20 février 2024

La mort de ma grand-mère

Extrait d'un texte en travail.


Explication préalable: je venais d'emménager à Mulhouse auprès de ma grand-mère et étais enfin confié à la garde de mon père quand, quinze jours après la rentrée scolaire...

"Le soir, je descendis partager le repas de mon père et de la marâtre au rez-de-chaussée dont mon père avait repris possession. Ma tante interrompit ce rituel qui s’organisait en me priant de monter sans tarder chez ma grand-mère avec elle. Elle  l’avait eue au téléphone et avait discerné qu’elle faisait une attaque. Elle lui avait raccroché au nez pour se précipiter chez elle. Au téléphone, ma grand-mère n’arrêtait pas de lui dire : « Julien parle ! » Ma tante voulut lui démontrer que je ne pouvais pas lui parler au téléphone si j’étais à ses côtés en chair et en os. 

Ma tante était d’abord venue constater de visu la déréliction de ma grand-mère qui se cramponnait au téléphone à l’idée que je lui parlais. Puis elle eut l’idée cruelle ou saugrenue de pratiquer le contraire d’une démonstration par l’absurde auprès de quelqu’un qui perdait la raison. Elle se servit de moi comme d’un objet objectivantet fit de moi un élément de preuve. 

Je gravis avec elle les dix-sept marches qui nous séparaient de son appartement sans savoir ce qui m’attendait, sinon que l’affaire était grave, pour que ma tante ait osé déranger le repas de mon père et de la marâtre. Dans l’urgence, je n’aurais pas pu décider de ne pas me prêter au jeu, maisj’aurais préféré être mieux informé pour ne pas lui infliger cette ultime déconvenue que je ne cautionnais pas. Ma grand-mère restait prostrée, combiné en main. « Tu vois bien que Julien ne peut pas te parler au téléphone puisqu’il est là devant toi, dans la pièce. »

Que pouvait-elle bien entendre de ma « Voix humaine » si loquace et qui la skotchait ? Que pouvais-je bien lui dire ? De quoi devais-je parler à quoi elle ne pouvait répondre ? Je crois qu’elle perdit pied parce que mon père venait de lui arracher le cœur en refusant sa visite impromptue après quinze jours de vacances au Maroc et qu’englué dans mon adolescence qui montait sans excès de libido, mais avec une volonté de destruction là où elle n’avait cherché qu’à me construire par la foi, le petit-fils qui venait vivre auprès d’elle ne lui parlait plus, elle ne le reconnaissait pas. Elle ne pouvait se résoudre à vivre entre silence et déchirure comme les trois ours que nous allions devenir, mon père qui allait bientôt quitter sa duègne pour endosser son rôle à contre-temps, mon frère et moi, allions le faire jusqu’à l’absurde deux années durant. 

Convaincue et déconcertée, ma grand-mère ne lâcha pas son téléphone et lança à ma tante un dernier défi en lui lançant comme un enfant : « C’est pas fini, c’est pas fini ! » Je mesurais tout le dépit qu’il y avait dans ces dernières paroles résolues prononcées par ma sainte grand-mère dans l’enceinte de son domicile. Mais si, c’était fini et ma tante appela le SAMU. L’ambulance fut bientôt là. On descendit ma grand-mère sur un brancard et mon père observait la scène, impuissant. 

Ma grand-mère survécut dix jours à l’hôpital. Elle aurait pu récupérer de son accident vasculaire cérébral, mais mon père ne lui souhaitait pas de devenir un légume. Son impatience légendaire l’aurait empêché de le supporter. Ma tante et lui se relayaient pour venir lui donner à manger. Ma grand-mère prétendait que mon père était beaucoup plus patient que ma tante et ça devait être vrai, car une des qualités communes à mes deux parents était qu’ils assuraient toujours dans les coups durs. 

Ma grand-mère ne mourut pas des suites de son attaque cérébrale, mais fut emportée par une pneumonie, sans doute imputable à un courant d’air provoqué par une femme de ménage qui avait voulu trop aérer la chambre en la faisant. Toujours chercher le lampiste ou l’erreur médicale ! Est-ce que je sais, moi, pourquoi je suis aveugle ? Ce serait à cause d’un médecin qui a voulu m’opérer de la cataracte à trois mois. Beaucoup trop tôt, lui reprochait ma mère. Et puis après ? Si j’avais vu clair, me serais-je condensé dans ma vie intérieure ? Sans cette condensation, la vie ne m’aurait pas intéressé. J’aurais été mieux adapté socialement, mais j’aurais été plus banal. J’aime mon inadaptation, à l’encontre de mon père qui répétait souvent qu’il faut banaliser sa vie. 

Il y a la banalité du mal et l’exception du bien. J’ai mal mené ma barque, mais j’ai conduit mon frêle esquif dans la tourmente où je suis né. J’étais né pour affronter cette tempête inapaisée et ramer à contre-courant. 

Jean-Baptiste a tressailli dans le sein de sa mère quand Jésus est venu le visiter et le reconnaître en Marie. Mon amie Nathalie a tressailli dans le ventre de sa mère quand la foudre est tombée sur la voiture de ses parents et depuis elle a toujours eu peur de l’orage. Quand nous allâmes chercher les saintes huiles consacrées à la messe chrismale en vue de sa confirmation avec le prêtre qui nous avait conviés à cette cérémonie, la foudre coupa l’électricité de tout le secteur attenant à la cathédrale. Comme s’il y avait des gens qui naissaient pour être foudroyés ! Et dans la cathédrale, l’organiste qui allait bientôt devenir un de nos meilleurs copains joua sur des registres si nasillards qu’une autre compagne de voyage aux pieds détrempés qui souffrait de troubles psychiques, se tourna vers moi pour me dire son malaise qu’on pût jouer pour inconforter les genssous les voûtes d’un tel édifice, un jour où tout avait sauté. 

Un soir, ma mère et moi allâmes rendre visite à ma grand-mère. Ce n’était pas notre tour de quart, nous faisions ça pour le faire, par envie de le faire. Ma grand-mère avait fini par aimer ma mère et par lui pardonner le mal qu’elle ne lui avait pas fait. Ma mère n’était que son ex-belle-fille et n’était pas chargée de lui donner à manger. Ma mère était toujours à l’affût des erreurs que pouvaient faire les infirmières et releva le courant d’air. 

Tout à coup, surgit une sœur de l’aumônerie où ma grand-mère était très engagée. Elle resta à peine cinq minutes. Pour prendre congé, elle lui dit : « Au revoir, Madame W, bientôt nous nous retrouverons au ciel. » Ma mère et moi fûmes stupéfaits de tant de brutalité. Comment pouvait-elle savoir que l’échéance était si proche ? Elle n’avait pas encore contracté sa pneumonie fatale, même si je crois qu’un respirateur artificiel l’aidait déjà à éliminer ses glaires. Quelque chose me disait que cet adieu brutal était prémonitoire. Il manquait aux convenances, mais pas à la décence. 

Ma grand-mère avait toujours vécu en « invitée du ciel ». La lampiste qui avait provoqué le courant d’air lui faisait gagner un temps précieux pour se trouver à la table du banquet céleste où, comme à ce repas paroissial où nous rîmes tant de nos bévues répétées à l’indignation des bourgeois éclaboussés qui nous entouraient, elle renverserait, n’y voyant pas très clair, du vin nouveau sur un commençal paradisiaque qui n’y verrait pas malice. Ma grand-mère avait toujours vécu en « invitée du ciel ». Elle y alla tout droit.