Prière pamphlétaire.
Vendredi saint.
Seigneur, jamais il ne m’est venu à l’idée de te prier par écrit, et encore moins un vendredi saint, d’écrire en pierrot lunaire une prière au fil de la plume au lieu d’observer le grand silence, d’entrer dans le grand silence du samedi saint, comme ne parvenait pas à y entrer mon amie Marie-Véra qui continuait, le jeudi saint, de jouer pour toi de la manière la plus virtuose et flamboyante, s’attirant les foudres d’un fidèle observant les prescriptions de l’art de vivre les temps liturgiques de façon normative à qui elle répondit : « Vous n’allez tout de même pas m’empêcher de jouer pour mon époux. »
Mon âme est ton épouse, Seigneur, mais moi ? Mon âme est ton épouse, du moins tu y habites, mais je n’ai pas la ferveur de mon amie compositrice, j’ai ma propre ardeur, une ardeur de paroles téméraires qui vont se déployer, j’en ai bien peur, mais avant cela, je retiens l’image qui m’a le plus parlé de toute la cérémonie que je viens d’écouter, retransmise depuis le Vatican. C’est l’image du pape François répondant à la prière de l’Église intercédant pour lui. IL a tout simplement prié pour lui aussi, commeF.P., le pasteur de ma mère, lui demanda un jour : « Ne te vient-il jamais de prier pour toi-même », et de lui conseiller de le faire, sur sa réponse négative. Comme prier pour moi-même ne me vient pas à l’idée à moi non plus. Et pourtant il y a matière à prier pour soi. Il y a matière à venir déposer sa croix au pied de la tienne, cette croix que tu nous demandes de porter et nous voulons si peu, cette croix de nos failles d’où coule un sang que nous ne voulons pas donner pour le transfuser dans cet amour actif qui ne ferait pas de nos fragilités une fin en soi, mais l’utérus où renaître ; cette croix de nos fêlures qui, brèches ouvertes par où nous sommes réceptifs à la souffrance des autres, nous fait pécheurs car il suffit d’un rien, et fait que nous avons utilisé, manipulé, écrasé, piétiné les autres au moment même où nous voulions les aimer le plus ; cette croix de notre écharde dans la chair avec laquelle ta grâce nous suffit pour vivre, mais que nous trouvons plus reposant de ne pas dépasser, de ne pas transcender puisque tu l’assumes : croix que nous t’apportons pour nous réfugier dans notre médiocrité, tirant prétexte que tu t’es livré pour nous, que tu t’es fait péché pour que nous tirions de toi le salut, que tu t’es fait pauvre pour qu’en ta pauvreté nous ayons la richesse.
Tant de mauvaises semaines saintes que j’ai vécues, Seigneur. De semaines saintes où je t’arrivais dans des états innomables de péché pour prendre mon service ou célébrer mes pâques alors que je n’en étais pas digne. Je me souviens de ce vendredi saint où la l’imbroglio affectif où j‘étais se retourna contre moi, quand je vis partir ensemble les deux femmes que j’aimais, l’une plus et l’autre moins, enfin je crois. Je refermai la porte de mon appartement et pensai : « on est souvent le dindon de la farce qu’on a soi-même écrite. »
Cela ne m’empêcha pas de vouloir aller assister à l’office de la passion dans l’église qui était près de chez moi. Mais avant que je me mette en route, mon vieil ordinateur se mit à tourner comme un fou. Je ne perdis pas toutes mes données ce jour-là, mais il ne marcha pas de huit jours, et tournait comme ma vie qui avait mal tourné.
Et tant de fois je te suis arrivé hors d’état. Je me souviens que ce jour-là, avant de partir, causait à la radio le Père Cantalamessa, prédicateur de la maison du pape. Il l’est encore aujourd’hui. Ce doit être pour cela que ce souvenir me revient. Je me souviens que ce vendredi saint-là (c’était en 2007), il avait dit : « L’homme a imaginé un ordinateur pour anticiper la pensée ; mais il n’a jamais créé un ordinateur capable de prendre connaissance de l’amour. »
J’avais aimé cette pensée-là, d’autant que je croyais avoir trouvé la formule magique de la pensée, où je croyais avoir inventé l’atome spirituel : «La pensée humaine est la rencontre électriquement ou synaptiquement provoquée entre deux infinitésimaux universels présents dans le cerveaux. » Selon quelle combinaison ? Toute la question était là. Mais l’amour ? Qui dira les aléas de l’amour ? Le padre Cantalamessa expliquait qu’un ordinateur ne les saurait jamais démêler et de fait, on ne l’a jamais pu jusqu’ici, que l’amour soit ou non une alchimie chimique et une affaire de phéromones, que l’autre nous serve d’objet transitionnel ou soit aimé dans la maturité d’une relation réciproque, que l’amour soit une manière de nous confirmer dans notre être ou un effet d’entraînement qui nous pousse vers l’autre.
À l’époque - ou bien les réunis-je dans un temps poétique -, j’avais deux certitudes orthographiques : l’une était que la folie s’écrivait avec deux « L » et l’autre que la passion du christ s’écrivait avec un « T ». Je voulais que nous prenions notre envol sur les ailes de la folie et que la passion du christ fût un « pathos » afin que le péché fût une affaire qui pût se résoudre en blessures. Mais la passion du Christ est comme nos passions de l’âme. Croyant trouver un grand esprit dans ce padre Cantalamessa, j’avais acheté un livre qu’il avait écrit sur l’Esprit Saint. Je commençai de le lire sur une machine à lire et n’y ai riein appris qui m’eût emporté l’âme. Ce soir, il a prononcé à nouveau l’homélie du vendredi saint dans la maison du pape transportée dans la chapelle de la chaire de saint Pierre. J’en ai retenu peu de choses, mais le peu qui m’en est resté m’a plutôt énervé.
Il a commencé par dire qu’il ne fallait pas chercher les causes de la passion du Christ, mais ses effets. Il ne faut pas avoir une relation avec Dieu de cause à effet. Parce que ? Parce que la relation humaine n’estjamais un rapport de cause à effet. Cherchez donc la réciprocité dans les relations humaines ! Oui, mais la relation de l’homme à Dieu est relation de créature à Créateur. Je suis l’effet dont il est la cause. Je fus mis en mouvement car il fut mon moteur. Nous ne voulons plus avoir de relation providentielle avec Dieu. La messe ne soutient plus la création, elle ne la supporte plus, elle n’a plus pour la soutenir des vertus propitiatoires, elle ne la délivre plus, c’est un simple sacrifice de louange et d’action de grâce où chacun dit merci à l’autre un peu comme dans « Le cantique des créatures ». La gratitude suffit-elle à réorganiser le cosmos et à lui éviter le chaos ? Ce n’est plus aujourd’hui qu’un Bossuet écrirait un « DISCOURS SUR L’HISTOIRE UNIVERSELLE ».
Le padre cantalamessa ne demande pas mieux que de trouver un sens au coronavirus. Il nous avertit de ne pas nous prendre pour une civilisation post-mortelle. C’est un agent infectieux qui se dresse contre le transhumanisme. Et de raconter l’histoire d’un grand artiste anglais, tellement fasciné par son chef-d’œuvre qu’il manque, de fascination, de tomber de l’échafaudage. Son assistant sent que, si de frayeur il l’avertit, il précipitera sa chute. Alors il lui vient une idée de génie : il lance un pinceau dans l’œuvre du maître pour que celui-ci se redresse. L’œuvre est compromise, mais le maître est sauvé. « Dieu n’est pas l’assistant du grand artiste anglais », avertit toutefois le Padre Cantalamessa, « ce n’est pas lui qui a lancé le coronavirus. Alors à quoi bon nous avoir raconté cette histoire ? L’Église aime bien les « chercheurs de sens », mais à condition de ne pas le donner pour qu’ils restent dans l’absurde. Elle aime bien les « signes des temps », mais à condition de ne pas les lire.
Parce que l’homme ne peut pas tout, il faudrait réduire Dieu à l’impuissance. Mais a-t-on jamais vu amour impuissant ? Plus de Providence et plus de châtiment, pas d’empoignade virile entre Dieu et l’homme. L’Amour de Dieu ne déploie sa puissance que dans la faiblesse. On n’ira pas loin avec ça. Dieu et l’homme vont côte à côte dans une marche à l’impuissance. Quelle est la suite de l’histoire ? Mais j’oubliais : on veut en voir la fin et si on ne veut pas la voir, on la connaît, « la fin de l’histoire », « la mort de l’homme », « la mort de Dieu » et « la paix perpétuelle », le »tout est accompli »dans l’ici-bas, l’aventure inutile comme dans toutes les épopées où l’on savait dès l’incipit que le héros qu’on célébrait allait gagner à la fin. Le combat spirituel est sans risque, « tout est gagné d’avance », nous n’avons qu’à accepter notre salut et nous baisser pour ramasser la pièce et la mettre en poche comme le paysan avare et prévoyant, Dieu est le dindon de la farce du salut qu’il a écrite d’avance, qui donc y croira-t-il ? Et quand ce serait vrai, qui cela mettra-t-il en mouvement ?
« Nous sommes sauvés d’avance, il n’y a qu’à accepter son salut », et cette écharde dans la chair avec laquelle faut vivre. Moi je veux bien, c’est reposant, ça entretient la dépression spirituelle ou le complexe de Bartleby. Vivons notre foi confinée.
Je repense à Judas. Le pape aussi en parlait le mercredi saint, le « jour du traître ». « Où es-tu, grand et petit Judas ? Pour le grand, je ne sais pas, mais toi, le petit, toi qui as ta dignité mine de rien, ne manque pas de venir à l’église, tu n’y es pas de trop et la messe peut beaucoup pour toi. »
Parce qu’on a dit que Judas ne s’était pas repenti. Pardon, ce n’est pas vrai. Il a même voulu réparer. Il s’est rendu au temple et les chefs des prêtres n’ont pas voulu de son argent. Ils se sont lavés les mains de son repentir comme les chrétiens se lavent les mains de la croix du Christ. Les chef des prêtres n’ont pas reversé l’argent de la trahison jeté par Judas dans le trésor du Temple. Ils ont préféré acheter « le champ du sang », anciennement « champ du potier », pour y ensevelir les étrangers. À croire qu’il n’y a que les étrangers pour se refaire faire le tour de la question dans le « champ du potier » et pour se laisser purifier par le Sang de Jésus, mort en excommunié, ceux qui l’envoyèrent devant Pilate, l’homme qui se lavait les mains, étant selon Jésus « coupables d’un péché plus grand que » celui de ce jurisconsulte qui s’interrogeait sur la vérité et avait écrit ce qu’il avait écrit.
Les chefs des prêtres se sont lavés les mains du repentir de Judas et l’ont envoyé paître. Les disciples du christ ont déserté. Il n’y a personne pour entendre sa confession. Alors Judas se repend et se pend. Judas, né pour que les Écritures s’accomplissent, est le dindon de la farce du salut… Jésus a dit dans son angoisse qu’il valait mieux pour Judas qu’il ne fût jamais né. Ce qui est sûr, c’est que Jésus a versé Son sang pour les péchés de Judas. « Petit Judas, où es-tu ? »
Ce matin, je lisais dans une prédication protestante que « la croix n’est pas le signe le plus heureux du christianisme. » Alor sil faut changer de crémerie, pasteur ! Enfin, je neux pas vous jeter la pierre ni vous le dire trop fort. Je vais balayer devant ma chapelle.
Paul VI déplorait que beaucoup veuillent « un christianisme sans la croix ». Nous y voilà. Ce n’est pas tout à fait que nous ne voulions pas de la croix, mais nous ne voulons plus du sens que la théologie kérigmatique a donnée à ce sacrifice consenti, voire planifié par le Père et le Fils et pour lequel l’Esprit a apporté au fils resté seul, sans disciples pour veiller avec Lui, le concours de sa consolation. Non, nous voulons bien de la Croix, mais nous voulons discuter de la Croix. Un peu comme nous voulons bien que la conférence Saint-Vincent de Paul se porte au secours de ceux qui ont faim ; si l’affamé insiste, nous lui donnerons un quignon de pain ou une pièce en espérant qu’il n’en profite pas pour s’acheter à boire ; mais nous aimons mieux prier pour ceux qui viennent en aide aux affamés et discuter de la faim du prochain. Nous voulons bien nous faire les prochains de quiconque, mais de loin. Nous voulons discuter de la croix comme les juifs trouvaient que c’était scandale et les Grecs que c’était folie. Mais ne sommes-nous pas des chrétiens?