Dans mon rêve, Gérard avait joué pour moi le rôle que, dans la réalité, Jean-Pierre était venu incarner durant la longue agonie-maladie de mon père. A la suite d'une erreur médicale, mon père avait perdu l'usage de ses membres inférieurs. Il avait fini par être admis, après de longs mois en néphrologie, dans une chambre minuscule du service de rééducation. C'est là que Jean-Pierre était venu le voir : à Mulhouse, ville qui aime beaucoup à faire et défaire les réputations pour que ne soit jamais avachi le poids de la honte et que l'honneur soit sauf en toute circonstance, Jean-Pierre avait le malheur de passer pour un fou - et sans doute, au regard de ceux qui ne croisent jamais la réalité avec quoi que ce soit qui passe l'imagination, de ceux qui ont l'étroitesse de ne pouvoir imaginer, ni qu'il puisse y avoir un vrai qui passe le vraisemblable, niqu'il puisse y avoir plusieurs plans de réalité dans l'un desquels au moins le délire détienne une part de vérité, cette réputation n'était-elle pas usurpée -.
Jean-Pierre adressa à mon père cette objurgation qui ne se voulait, ni parodique, ni évangélique :
"Je suis venu pour que tu te lèves, que tu prennes tes affaires et que tu rentres chez toi."
Jean-Pierre était lui-même un grand marcheur et les affaires de mon père (qui avait été, du temps de sa vie active, "un homme d'affaires" que les désaccords familiaux avaient menacé d'être placé sous tutelle) devenaient, dans le langage de Jean-Pierre, l'équivalent du grabat, de la civière que devait quitter le paralytique. Mon père ni sa maîtresse n'avaient du tout apprécié la sortie de Jean-Pierre que mon frère et moi avions trouvé magnifique, d'autant que la folie supposé de (ou attribuée à) Jean-Pierre ne présentait rien de mystique. : outre que l'homme était pornographe à ses heures, ce dont mes frères firent trop précocément les frais, non que Jean-Pierre s'en fût jamais pris à eux, mais leur avait montré des images qui n'étaient pas de leur âge, ce qu'ils ne lui pardonnèrent jamais, sa folie était séparatisste en ce qu'elle le coupait du monde, mais aussi séparatrice des populations de celui-ci en fonction, non de la couleur de la peau, mais de celle des cheveux et des yeux. Séparatrice, la folie de Jean-Pierre ambitionnait pourtant d'accomplir, vis-à-vis de mon père, un geste réparateur. Gérard, Jean-Pierre, Jésus, avait-on le droit de tracer une ligne entre ces trois figures, dont le dernier nommé est notre curateur, le curateur de tous ceux qui ne veulent pas guérir, et parfois guérir de leur folie ? Le plus fort était que Jean-Pierre, abjurant mon père de se lever, avait peut-être touché juste quant aufait que sa paralysie n'était peut-être pas aussi totale que la Faculté ne l'avait décrété en la voyant à l'œuvre à travers ses membres en désoeuvrement depuis qu'une coronographie qui avait mal tourné avait déplacé un atérome de cholestérole, ce qui avait fait perdre toute mobilité à ses membres inférieurs, comme je l'ai dit. Or il lui arrivait fréquemment de rêver qu'il se battait et de croire à ce rêve lorsque celui-ci devenait éveillé, ce qui porte le nom de délire dans le langage des esprits forts et positifs. Un jour qu'il faisait le récit de l'une de ses bagarres et que mon frère aîné lui marquait son incrédulité, mon père l'admonesta :
"veux-tu que je te montre comment je suis capable de joindre le geste à la parole ?"
Et, sans attendre une réponse qui se fût à nouveau élevée comme une déclaration, comme une protestation d'impossibilité, mon père simula qu'il donnait un coup de pied à ce contradicteur importun qui croyait ses membres imbéciles. Son pied bougea vraiment. Héberlué, mon frère n'eut de cesse de faire entendre aux médecins qu'il avait vu le pied de son père remuer. Ceux-ci ne voulurent positivement rien entendre et décidèrent qu'il ne fallait voir dans cet entêtement à dire qu'un pied avait bougé que l'hallucination visuelle d'un fils qui supportait si péniblement l'immobilité de cette vie sans issue qu'il était entré pour un instant dans celle que lui offrait le délire de songéniteur. A moins que ces médecins, moins roués qu'habitués au miracle et résignés, une fois pour toutes, à ne pas en découdre avec lui, en vertu du principe qu'en science, l'exception est ce avec quoi il ne faut pas compter pour rester empirique et rationel, n'eussent établi pour protocole, chaque fois qu'une telle observation serait évoquée devant eux, voire chaque fois qu'ils auraient occasion de la faire eux-mêmes, de la tenir pour nulle et non avenue.
jeudi 4 mars 2010
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