vendredi 14 mai 2021

La foi de l'abandonnique


L’abandon est une notion très difficile à penser. D’abord parce qu’elle est polysémique. S’abandonner à Dieu n’est pas la même chose que se sentir abandonné de Dieu. Le premier abandon suppose une confiance qui ait surmonté la Névrose d’abandon dont parle Germaine Guex que cite Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs. L’abandon est un lâcher-prise qui se fait en confiance, parce que celui qui s’abandonne ne paraît pas percevoir que Dieu puisse l’abandonner ou lui jouer un mauvais tour. 


Le détachement est une drôle d’école spirituelle. C’est à la fois un summum de courage et n antidouleur. On se détache pour se déprendre, ou bien on se détache pour ne pas souffrir.


L’abandonnique (et j’en suis un) me paraît incapable de s’abandonner. Cet être qui a volontiers de l’assurance et de l’emprise, cet affectif malade des liens croit que s’il lâche prise, sa foi va le trahir. Donc l’abandonnique n’a pas la foi, c’est fort possible. Il a la foi dans la mesure où elle est un élan, mais il n’a pas la foi-confiance. Du reste il faudrait savoir si la foi est un élan ou une confiance. Aujourd’hui on insiste sur la dimension – ou la question – de confiance, mais elle est d’abord un élan et une force, une force telle qu’elle peut renverser des montagnes. L’abandonnique a cette force, mais il n’a pas confiance. Jésus aussi paraît très fort, c’est à se demander s’il n’est pas un abandonnique. Il jette souvent ses disciples et les envoie bouler et balader. 


L’abandonnique ne veut pas se jeter à l’eau parce que s’ils’y jetait, tout tomberait à l’eau, croit-il. Un jour je demandai à quelqu’un : « Q’est-ce qui se passerait si je lâchais prise ? » Sa réponse me stupéfia : « Eh bien tu t’apercevrais qu’il y a des gens qui tiennent à toi et quine demandent qu’à te soutenir. » Et dire que je doutais que ce fût un ami. » 


Jésus s’abandonne certes à la volonté de Son Père au jardin de gethsémani, mais cela ne l’empêche pas de se sentir abandonné de Dieu.  Étonnant que les chemins de croix n’aient pas retenu ce sentiment de l’abandon du Fils par le Père comme une des stations les plus importantes. et ce n’est pas une construction mythique, qui doit recourir à des personnages comme Véronique, dont on n’est pas certain qu’ils ne sont pas des personnages de fiction.


Est-ce que vivre, c’est apprendre à perdre, comme faire une psychanalyse, paraît-il ? Est-ce qu’il faut « se détacher  de sa vie » pour la garder comme le dit l’Évangile ? Et s’il faut s’en détacher, faut-il la plonger dans une communion des saints un peu chaotique et confusionnelle où tout le monde est personne, mais où personne n’est quelqu’un, en sorte que quand nous prions les uns pour les autres, c’est une manière de ne pas assumer de devoir mener son propre combat spirituel sous prétexte de nous soutenir les uns les autres car nous sommes tous dans le même bateau, mais sans payer pour cette solidarité un autre prix que celui de l’intercession. 


Étonnant que le christianisme, qu’on nous présente souvent comme une religion de la personne, n’ait pas vu que l’avers du péché originel était la communion des saints ;étonnant qu’elle ait cru à l’illusion du salut personnel sans que la civilisation chrétienne accouche d’emblée de « la Société des individus » ; étonnant qu’elle ait laissé ce triste privilège au contractualisme, au constructivisme et au collectivisme, qui furent autant de tentatives de structurela protection dans les sociétés humaines, l’apocalypse structurelle étant souvent le totalitarisme ou la bureaucratie.r 


Deux choses m’étonnent : que le sentiment d’abandon du Fils par le Père ne soit pas une station du chemin de croix et que le psaume 21-22, qui contient en puissance et à titre prémonitoire tout le kérigme, qui est prié intégralement le jeudi saint dans la forme extraordinaire me suis-je laissé dire (et pourquoi pas ? Il donne la clef de tout le tridium), ne soit pas scindé entre le vendredi saint et le samedi saint pour que Jésus apparaisse dans l’état de déréliction le plus complet le vendredi et chante qu’il a entendu la réponse de Dieu durant la veillée pascale, réponse qui pourrait presque suffire à toutes les lectures qui nous rappellent l’histoire sainte et que l’on fait en cette nuit de mémoire où l’on récite des merveilles de Dieu qui paraissent parfois un peu anachroniques, comme le passage de la mer rouge qui enfouit les Egyptiens dans les flots refermés et reformés, noyade collective que nous ne comprenons plus très bien.

 

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