Je me suis rendu au forum des associations du phare (école
spécialisée dans la déficience visuelle à Mulhouse, et qui accompagne aussi les
adultes dans certaines démarches de leur vie sociale…). Je ne pensais à rien de
particulier en y allant. J’ai fait le trajet aller avec un kyné nommé Joseph, désormais
membre du Conseil d’administration de la Fondation, mais surtout ami très
estimé de Mme Alario, mon ancienne kyné dont le cabinet est tout près de chez
moi, qui m’en avait beaucoup parlé lorsque
j’allais la voir (je l’ai eue au téléphone il y a deux jours).
Le chauffeur de l’aller avait amenée Stéphanie juste avant
nous. Franck et moi en avions été très amoureux, adolescents. Nous nous étions
même battus pour elle pendant toute une année. Stéphanie était, avec Valérie,
une des sept membres de la petite pétaudière qui nous servait de classe, et où
franck et moi imprimions le rythme de notre folie, génie, malheur et révolte. « Je
suis fou, drôle et malheureux/Un enfant oublié de Dieu… » avait écrit Franck
dans une chanson à propos de lui-même. Sandra (l’extraordinaire psychologue du
Phare) m’a appris au cours de la réunion
que Stéphanie était très investie dans le club de tandem. Ça m’a étonné. Elle
jouait beaucoup à la poupée, mais elle n’était pas très sportive. Je ne l’ai
pas croisée. Je me suis inscrit au club de tandem, mais ce n’était pas à cause
de Stéphanie.
Or quelle ne fut pas ma surprise qu’une Valérie Jaeger
participe à la promotion de l’association « L’art au-delà du regard ».
Je ne l’aurais pas reconnue comme étant la Valérie de ma classe. Un air décidé
restait sa marque de fabrique. Mais quel rapport avec la personne qui, d’une
part, déplorait auprès de dominique Condello qu’on ait peu réagi quand son
frère Etienne était mort (je ne pouvais pas réagir, je ne le savais pas ;
et quand j’ai réagi, en appelant sa mère plus souvent que Valérie ne le faisait
elle-même, m’a dit Mme Jaeger,Valérie ne m’a jamais rappelé. Il m’a été raconté
qu’Etienne était mort de la maladie qui devrait m’emporter si la vie et la
santé étaient logiques. Je me souviens quand il m’a raccompagné au café de la
poste, rue de l’Arc-en-ciel à Strasbourg. Il leur a dit : « Je vous
amène un client sérieux. » Et c’est lui qui est parti avant moi. Il était
pourtant plus jeune que moi et je paraissais plus fragile. Est-il vraiment mort
de ça, ou bien d’une crise cardiaque comme me l’a dit sa mère ? Je ne le
saurai jamais et ce n’est pas à moi dedémêler de quoi Etienne est mort.)
Ces Jaeger étaient des gens très « conformistes »,
disait mon père. Valérie avait eu une enfance tracée : certes la couveuse
et la cécité, mais un père catholique et fonctionnaire que Franck et moi nous
amusions à effrayer en lui hurlant dans le hall de l’internat, quand il y pénétrait
pour chercher sa fille demi pensionnaire à qui nous menions la vie dure : « Nous
sommes dans les galères macédoniennes, ho ho ho ! « Mon
père avait eu la tuberculose, le père Jaeger n’avait rien eu du tout. Il éclatait
d’une santé qui n’était pas étincelante, mais qui lui permettait de me dire à
moi , quand ma mère me faisait lui téléphoner pour qu’il vienne me chercher le matin
(« c’était sur sa route », disait-elle, tu parles !) quand elle
avait la gueule de bois, que c’était inadmissible d’élever un enfantdans ces
conditions, en comptant sur les autres, à quoi sa fille Valérie, qui avait
beaucoup de commisération pour Franck et pour moi, qui pourtant lui faisions la
misère, répondait que, quand même, je n’y étais pour rien.
Le père Jaeger n’avait jamais rien eu. Jusqu’au jour où, son
fils étant mort, il fut affecté d’une drôle de maladie. - Est-ce cette
maladie qui tient Valérie éloignée de ses parents ? - Il parle d’unevoix
de fausset, et sa femme Simone, qui est seule avec lui, s’en occupe comme d’un
enfant, le fait dîner, le couche, c’est elle encore qui me l’a raconté la
dernière fois que je l’ai eue au téléphone, dans un état second comme à chaque
fois que je l’appelle. A sa manière,je crois qu’elle est contente de m’entendre.
Et puis elle me montre de la lassitude quand je me répète et la fais répéter.
Valérie ne va plus voir ses parents. Mais elle continue de s’imaginer
que sa vie d’aveugle intégrée dans le monde normal, le monde qui voyage, c’est
d’aller, autrefois dans le désert, aujourd’hui sur le site de Verdun ou celui de
fouilles archéologiques. Et ce fut aussi de m’ignorer ce matin. D’abord elle ne
m’a pas reconnu. Et puis elle m’a lancé un salut très froid : « Ah
salut Julien. » Vraiment parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement, et me
signifier publiquement qu’elle ne voulait plus me parler, sans davantage m’expliquer
ce qu’elle me reprochait exactement.
Je ne suis pas homme à relever les affronts. Alors je me
suis tourné vers son camarade ou ami qui croit qu’on découvre le monde en s’enfonçant
dans des tranchées ou en allant dans les musées, et je lui ai dit, comme il
était vrai, que j’étais l’ami d’Isabelle, la conservatrice du musée historique et
du musée des Beaux-Arts de Mulhouse, qui aimerait bien avoir des contacts avec
des associations de non-voyants, parce que ça fait partie de son cahier des
charges de rendre les musées accessibles aux personnes handicapées. Le Patrice
(ou le Philippe) ami de Valérie m’a répondu que les membres de l’association
avaient tous les contacts qu’il fallait à Mulhouse, qu’ils finiraient par y faire
quelque chose, qu’ils savaient en effet que le musée historique étaitdemandeur,
mais qu’il fallait que l’association ait le temps. Autrement dit,ils allaient
faire quelque chose avec le musée historique quand ils auraient le temps de s’occuper
de cette histoire. Mais alors il faudrait que le musée historique réagisse au
quart de tour.
Moi, je m’en fous, je n’aime pas beaucoup les musées.
Isabelle m’a fait, ainsi qu’à Georges, visiter le musée historique et le musée
Unterlinden de Colmar, visite qui, du fait de sa formation en histoire de l’art,
ont été passionnantes. . L’histoire de Mulhouse est injustement méconnue. C’était une République affranchie de la Suisse.
Mais il y a vraiment un os dans le potage de ce militantisme différencialiste des
« personnes en situation de handicap » qui passent leur vie dans les
musées, lesquels doivent danser comme elles sifflent, pour reprendre une autre expression
chère à franck.
Comme il faut que je fasse quelque chose pour la France avant
qu’elle ne m’envoie le ciel me tomber sur la tête et ne m’intente un procès de
lui coûter trop cher si je tombe malade, je me suis inscrit au club de tandem :
des sorties de 30 kms, un peu de marche, des restaux. Si je reste un peu à Mulhouse,
ça ne pourra pas me faire de mal.
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